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Après avoir attendu le bateau durant une semaine, nous entendîmes la sirène résonner derrière le gymnase (qui était une reproduction en béton du Parthénon) et nous vîmes les dockers transporter des caisses au lieu de flâner autour du bâtiment de la compagnie maritime, casquettes noires contre un mur rose. Pendant toute cette semaine le préposé à la vente des billets haussait les épaules en se grattant le kyste qui lui déformait le front, chaque fois que nous lui demandions où se trouvait le bateau : il pouvait bien couler, pour ce qu’il en avait à faire… Mais à présent il gribouillait des tickets en toute hâte, suant, gesticulant et aboyant des ordres. Puis il nous fallut passer un à un par le hangar vert de la douane, longer le flanc rouillé du vapeur pour atteindre la passerelle où les Chilotes faisaient la queue avec le visage d’hommes qui auraient attendu trois cents ans.
Le bateau était l’ancien Ville de Haiphong. La troisième classe avait la qualité d’une prison asiatique et les cloisons étanches semblaient faites pour retenir le débordement des coolies plus que celui des eaux. Les Chilotes logeaient en bas dans la grande cabine commune. Le plancher était couvert d’une croûte de cancrelats écrasés et l’air empestait la moule bouillie et les vomissures. On avait débranché les ventilateurs de la première classe et, dans le bar lambrissé, nous prîmes un verre avec le personnel d’une mine de kaolin, que le bateau déposerait en pleine nuit sur une île sans femmes au milieu de l’océan. Alors que nous sortions lentement du port, un homme d’affaires chilien joua la Mer sur un piano blanc auquel il manquait plusieurs touches.
Le capitaine, tiré à quatre épingles, affichait une confiance inébranlable dans ses rivets. Il se faisait servir une nourriture meilleure que la nôtre, et nous surprîmes l’expression sournoise du maître d’hôtel lorsqu’il retira les œillets de la table et nous apporta des pieds de porc panés, tandis que le bateau se mettait à tanguer en se heurtant aux vagues irrégulières.
Le lendemain matin des pétrels noirs fendaient la houle et, à travers la brume, on apercevait des cataractes d’eau tomber des falaises. Le représentant en lingerie de Santiago était sorti de l’hôpital et arpentait le gaillard d’avant en se mordant la lèvre inférieure et en murmurant de la poésie. Un garçon des îles Falkland, au chapeau en peau de phoque et aux curieuses dents pointues, me dit : « Il est temps que les Argentins viennent prendre possession des Falkland. Ça renouvellerait le sang. » Il éclata de rire et tira de sa poche une pierre. « Regardez ce qu’il m’a donné, ce type : une pierre ! » Et lorsque nous débouchâmes dans le Pacifique, l’homme d’affaires jouait toujours la Mer. C’était peut-être la seule chose qu’il savait jouer.